07/04/2011: LES ARGUMENTS DES INDUSTRIELS CONTRE GASLAND
Le documentaire Gasland ne prend pas aux tripes que les spectateurs, il remue aussi de l’intérieur les gaziers et pétroliers. Certes, pas de la même manière : là où les simples citoyens sont effrayés par les flammes qui sortent de robinets dont l’eau est chargée de gaz et de produits chimiques, les grandes compagnies tremblent. Les citoyens pourraient exiger des lois qui les empêcheraient de creuser leurs mines d’or gris. Heureusement, les lobbies sont là.
Parmi eux, la commission de conservation Pétrole et Gaz de l’état du Colorado1 est parvenue à se faire une certaine réputation dans le petit milieu des gaziers américains. Comment ? Pas seulement grâce à son nom angélique qui maquille habilement une réunion des transporteurs, foreurs, opérateurs et exploitants de gaz de schiste de Garfield County et alentours, mais aussi par son argumentaire à succès contre le film de Josh Fox :
Le documentaire Gasland a largement attiré l’attention. Entre autres choses, il affirme que la fracturation hydraulique des puits de pétrole et de gaz a contaminé au méthane les sources d’eau alentour, dans certains États parmi lesquels le Colorado. Parce que la tenue d’un débat public sur la fracturation hydraulique dépend d’informations exactes, la Commission de la protection du gaz et du pétrole du Colorado souhaite corriger plusieurs erreurs présentes dans la description faite par le film des incidents.
Le document que nous publions ici a presque fait le tour des États-Unis : transmis au département des ressources naturelles du Colorado, il a servi de base argumentaire à de nombreux exploitants d’autres « bassins » (Marcellus Shale, Texas, etc.). Notamment par l’introduction d’un génial argument-massue : le gaz qui s’échappe des robinets n’est pas celui que vous croyez !
Les habitants du Colorado n’ont vraiment pas de bol
Laborieuse et technique au possible, l’introduction de ce petit document remplit parfaitement son office : brouiller les pistes ! Vous croyiez qu’il y avait un seul type de gaz naturel ? Erreur fatal, il y en a deux, le méthane biogénique et le méthane thermogénique. En gros, le premier est issue de la décomposition naturelle de micro-organismes, le second de la décomposition de ces mêmes micro-organismes mais sous l’effet de pressions et de température précises. En gros car, sous la plume de la « COGCC », l’explication devient bien plus obscure :
Le méthane est un hydrocarbure naturel inflammable et explosif dans certaines concentrations. Il est produit soit par des bactéries soit par des processus géologiques impliquant la chaleur et la pression. Le méthane biogénique résulte de la décomposition de matière organique par fermentation, comme c’est le cas en zone humide ou lors de la réduction chimique du dioxyde de carbone. On le trouve dans des formations géologiques aquifères peu profondes, qui servent à alimenter les sources d’eau.
Le méthane thermogénique résulte de la décomposition thermale de matière organique ensevelie. On le trouve dans des gisements plus profonds et il est extrait grâce au forage d’un puits de pétrole et de gaz et la fracturation hydraulique de la roche contenant le gaz. Dans le Colorado, le méthane thermogénique est généralement associé à l’exploitation pétrolière et gazière. Pas le méthane biogénique.
Voilà la faute de débutant dont les industriels accusent Josh Fox : croire que leur gaz naturel sort des tuyaux serait le même que celui que les industriels extraient des couches de schiste. Sur les trois personnes qui ont croisé la caméra de Josh Fox, le lobby décrypte le cas de deux d’entre elles. La troisième, Mlle Ellsworth, est laissée dans l’ombre, étant « parvenue à un accord avec l’opérateur ». Façon élégante de dire qu’un gazier a convenu d’une compensation financière face aux préjudices causés par l’exploitation d’hydrocarbures.
Dans ces deux cas, les robinets enflammés seraient alimentés, non pas par des fuites des puits de gaz de schiste qui émaillent le paysage du Colorado… mais pas les couches de charbon !
Le rapport concernant la source d’eau de Mr. Markham montre qu’elle traverse au moins quatre couches de charbon. La présence de méthane dans le charbon de la formation Laramie a été bien documentée dans de nombreuses publications par l’Enquête Géologique du Colorado, l’Enquête Géologique des Etats-Unis, et l’Association des Géologues de Rocky Mountain, qui date de plus de trente ans.
[...]
Les analyses de laboratoire ont confirmé que les poches d’eau de Markham et McClure contenaient du méthane biogénique, typique du gaz trouvé naturellement dans les charbons de l’Aquifère de Laramie-Fox Hills. Cela a été établi grâce à l’analyse d’un isotope stable qui a permis le « traçage » et l’identification de ce gaz comme gaz biogénique, ainsi qu’à l’analyse de la composition du gaz, qui a indiqué que les hydrocarbures les plus lourds associés au gaz thermogénique étaient absents.
Autrement dit, les familles Markham et McClure n’ont vraiment pas de bol : avant d’arriver à leur robinet, les sources qui les alimentent traversent des couches de charbon d’où elles ressortent chargées en gaz, le fameux « gaz de houille », plus connu sous le nom de « grisou ».
Un argumentaire un brin falacieux : sur toute la longueur du film des dizaines de robinets flambent, dans un effet de répétition qui confine presque au comique… Or, dans cet argumentaire, les gaziers isolent deux cas (sur trois) dans un État (sur les onze qu’explore le réalisateur) et un seul phénomène : les robinets qui flambent. Or, pas un mot des liquides de fracturation qui rend imbuvable l’eau de ces familles avant même qu’elle ne prenne feu.
Sur ces gaz biogéniques eux-mêmes, le doute est permis, selon Violaine Sauter, géologue au Muséum d’histoire naturelle :
Dans certaines zones, l’eau se charge également en gaz : les eaux naturellement gazeuses captent du C02 dans les couches qu’elles traversent. Or, il n’y a pas que dans le Colorado que les eaux traversent des nappes de charbon.
La France elle-même est persillée d’anciennes mines de charbon et de filons à travers lesquelles les eaux profondes passent. Dans les Vosges, le « gaz de houille » est de nouveau objet de convoitise. Rares sont pourtant les histoires de robinets qui flambent en banlieue d’Épinal. Mais tout est dans cette image, la plus marquante du film. Et dans la manière habile et (prétendument) savante dont les gaziers la déchirent.
Quand la ministre de l’Écologie reprend les mots des lobbyistes
Mais l’efficacité apparente de l’argument a fait sa popularité : le même genre d’approximations se retrouvent désormais comme un condiment indispensable de tout discours pro-gaz de schiste, que ce soit du côté des industriels ou du côté des politiques. Et la popularité de ce petit texte ne s’est pas arrêté aux États-Unis !
29 mars 2011 : à la demande d’élus de gauche, un débat est organisé à l’Assemblée nationale française sur les conséquences environnementales de l’exploitation des gaz et huiles de schiste. A la tribune, se succèdent écologistes et élus locaux, de gauche comme de droite, pour la plupart très remontés contre l’attribution des permis : Anny Poursinoff du côté d’Europe écologie-Les Verts, Martine Billard pour le Parti de Gauche, Serge Grouard à l’UMP… Une avalanche de critiques auxquelles la ministre de l’Écologie, Nathalie Kosciusko-Morizet a répliqué par une réponse étrangement familière :
Le documentaire Gasland, nominé aux Oscars, nous a tous impressionnés, notamment le passage où l’on voit une boule de feu sortir du robinet d’eau dans une maison américaine. Je suis surprise que vous n’ayez pas été plus nombreux à l’évoquer, mais je suis sûre que vous l’avez tous en mémoire.[...] Mais qu’en est-il exactement ? Le gaz qui, dans le film Gasland, se retrouve dans les nappes phréatiques venait-il de la fracturation hydraulique ou d’un forage conventionnel de mauvaise qualité ? S’agissait-il d’une production biogénique indépendante de tout forage ?
Là, le novice et le parlementaire non avertis sont décontenancés : et si ce documentaire à scandale, ce brûlot sensationnaliste était une mystification ? Troublante similitude entre les deux démonstrations. Mais pourquoi réinventer l’eau douce quand il s’agit, à l’instar de la Colorado Oil and Gas Conservation Commission de jeter le doute sur Gasland : on ne change pas un argumentaire qui marche.